vendredi 18 novembre 2011

Tintin et l'héraldique #02 - Petit armorial de Syldavie

 Les inconditionnels Tintinomanes ( je l'avais oublié , ce mot,  la dernière fois ☺) vont se dire : ce type est gonflé et sacrément opportuniste avec l'actualité cinéma  pour s'attaquer à notre cher héros juste pour  faire du chiffre sur son blog !!!
 Alors si il est vrai que j'ai eu à mon grand étonnement, un surcroit de connexions pour mon précédent article " Tintin et l'héraldique ",  je suis quand même aussi un fan du petit reporter depuis mon enfance. Mais sans pour autant vivre avec Tintin toute la journée , jusque dans mes rêves ! Personnellement,  ma "came" est davantage la passion des blasons, et pour cette raison, j'ai mixé mes deux passions et leurs univers  en un seul "produit final" qui vous apportera je l'espère,  une vue inédite sous un angle inhabituel de votre héros préféré !  Et je poursuis donc dans l'ambivalence fiction/réalité, c'est très amusant. Et cette fois  il y a de la matière ...  Sans scrupules car je ne fais pas de commerce avec mon blog.   Juste pour le fun ...
  Pour les non initiés aux termes du blason : Sable remplace Noir et éployé  (mot-vestige du vieux français comme souvent en héraldique)  signifie que les ailes sont largement ouvertes, au contraire de : "abaissé"...

  Petit retour en arrière nous sommes en 1938 , en pleine tourmente politique dans l'Europe avec de fortes craintes pour une guerre imminente.  D'ailleurs,  déjà l'Autriche , la Tchécoslovaquie ont basculé dans l'Histoire par l'agression fasciste de l'Allemagne et on craint fort pour l'avenir de la Pologne ! 


 Et dans les colonnes d'un petit journal belge , on apprend  l'existence d'un royaume de Syldavie, qui est sujet lui aussi à des complots internes visant à détrôner le roi en place Muskar XII, mais en fait les traîtres préparent le terrain pour l'invasion du pays voisin : la Bordurie, dirigée par le dictateur Müsstler.




 C'est le Professeur Halambique,
 expert en sigillographie, 
rencontré par hasard par Tintin qui lui ramenait à domicile sa sacoche oubliée dans un parc de Bruxelles,  qui nous emmène dans l'histoire très balkanique de ce pays,  par son emblême : le pélican noir.       
 C'est lui qui nous intéresse.


Sceau d'Ottokar IV , roi de Syldavie
pélican couronné
chargé d' un écusson avec une barre
( non identifié)
devise : EIH BENNEK - EIH BLAVEK - 

Première apparition du royaume de Syldavie
en 1938/1939
(notez les armoiries sur l'arc du porche :
trois pélicans , posés 2 et 1 ,
en cimier : on devine : un heaume et lambrequins )
 


village de
Beňadiková (Slovaquie)

  Le pélican est une figure héraldique assez courante dans les armoiries et aussi dans l'imagerie  chrétienne.  C'est un symbole de piété et de charité allant jusqu'au sacrifice.  Il est souvent représenté se déchirant la poitrine pour donner son sang à ses petits dans le nid .
de droite à gauche : villages de :
Biharugra (Hongrie) /     Kleinpaschleben (Allemagne)    /    Vaudancourt (France - Moselle )    /  Seno (Espagne - Teruel)
 En fait dans la nature , l'oiseau donne le repas à ses petits en abaissant dans le nid,  son grand bec muni de sa poche et régurgitant la nourriture de son gosier. Comme on ne trouve des pélicans qu'en Grèce et en Roumanie ,  le message visuel a été certainement mal répercuté dans le reste de l'Europe !!  Et ainsi les anciens croyaient que les petits prélevaient leur nourriture directement dans l'estomac des parents à travers son jabot ...

Pelecanus occidentalis





Il existe aussi de vrais pélicans noirs ou plutôt bruns, pour être plus exact , en Californie !  Et non , ce ne sont pas des oiseaux victimes de marées noires !





 Notre souverain Ottokar de Syldavie devait donc être un homme très pieux et charitable !  Mais cela ne l'empêchait pas d'être impitoyable avec les traîtres et les ennemis, comme en témoigne cette enluminure castermanienne datant prétendument du XVè siècle :
et paf ! un coup de sceptre (d'Ottokar ) !
l'homme à terre porte sur la poitrine un blason :
 "d'or au rencontre de taureau de sable"

suspects : familles de :
Bagniewski (Pologne)         /            Pernstejn (Bohême)
images : wikipédia

fragment d'une page parue dans le Petit Vingtième en 1938

  On a souvent pensé qu' Hergé  avait totalement inventé le nom du roi Ottokar , ainsi que son objet de pouvoir  : le sceptre d'or. C'est faux : d'abord il le dit lui-même dans la brochure touristique que Tintin lit dans l'avion (ci-dessus). Et étant donné qu'on parlait beaucoup de la Tchécoslovaquie en 1938 à propos de l'affaire du rattachement du Pays du Sudètes à l'Allemagne,  c'est d'autant plus logique , car l'auteur puisait son inspiration dans les actualités. 
 En effet il y a eu dans l'Histoire , deux rois qui portaient ce nom au XIIè et XIIIè siècles : Ottokar Ier et son petit-fils Ottokar II de la dynastie tchèque Přemyslid. Ce sont d'ailleurs les tout premier et troisième rois de Bohême !
Tombeau du premier roi de Bohême Ottokar  Ier (ou Otakara en tchèque)
cathédrale Sv. Vitus -  Prague (rép. Tchèque)
image : wikipédia
ci-dessous voici les blasons que l'on déchiffre à peine , sculptés sur le tombeau  :

armes des seigneurs de  Přemysl          et du Royaume de Bohême  
(d'argent à l'aigle de sable... bordée de gouttes de sang de gueules)        

enluminure du XVè siècle représentant le Roi de Bohême
et Margrave de Moravie , Ottokar II
image : wikipédia



Sceau (authentique , celui-ci !)
d'Ottokar II Přemysl
image : wikipédia























Le plus extraordinaire dans cette histoire c'est qu'on a découvert récemment, lors de fouilles  à Prague un vrai sceptre daté et attribué ... à Ottokar de Bohême !!!  Mais cela , Hergé ne pouvait pas le savoir.




gardes royaux du château de Kropow

  Cette digression historico-médiévale est maintenant terminée, revenons à notre sujet  : les armoiries syldaves.

  La capitale syldave est Klow , et la résidence royale est basée au château de Kropow.

 Dans les premières éditions en album de la maison Casterman,
 après la fin de la seconde Guerre Mondiale, la couverture montre des armoiries beaucoup plus simplifiées  : trois pélicans posées 2 et 1 et c'est tout...

Détail des armoiries du porche de Kropow
  

édition 1947











 







                                        
Puis elles se sont étoffées ( on dirait plutôt augmentées, en héraldique ) , d'un écartelé avec un motif à deux croissants ! Les couleurs ont varié et on a rajouté le sceptre , la main de justice en sautoir et une couronne fermée sur le heaume ! La totale... de vraies armoiries dignes d'un Royaume .

La "fausse vraie devise" syldave "EIH BENNEK EIH BLAVEK", est un bidouillage linguistique de l'expression flamande "HIER BEN IK HIER BLEIFIK" employée pour dire "j'y suis, j'y reste". Hergé a dû entendre cette maxime chez ses collaborateurs ou la lire dans sa documentation... et il la traduit étrangement, dans l'histoire, du syldave en français par "Qui s'y  frotte s'y pique" cette fois une vraie devise qu'il a pris à la ville de Nancy (le chardon), ou attribuée également au Roi de France Louis XII qui avait comme emblème le porc-épic !

bannières de haut en bas et droite à gauche:
1/ Khédive d'Egypte XIXè siècle
2/ Maroc , protectorat français, XXè siècle
3/ Empire ottoman, XVI-XVIIIè siècles
4/ Bosnie Herzégovine ottomane, XIXè siècle

 D'où viennent ces doubles croissants ? 
 La réponse semble être encore dans la brochure de l'avion de Tintin. On y apprend qu'en 1127 eut lieu une bataille entre les tribus slaves locales et les armées turques qui occupaient la Syldavie,  qui avait Zileheroum comme capitale , renommée  Klow par la suite ...  Le chef vainqueur des tribus nommé Hveghi devint ainsi le premier roi de Syldavie sous le nom de Muskar Ier  ! 
 Donc on imagine que c'est pour célébrer ce haut fait d'armes que les symboles turcs ont été rajoutés dans les armoiries plus récemment. C'est assez peu courant que les symboles du vaincu se retrouvent associées à celles du vainqueur , mais bon pourquoi pas !! 
 Tout est possible en héraldique ...











le carrosse royal ( inspiré par celui de Georges VI d'Angleterre) et orné de pélicans.
extrait du Petit Vingtième (1938)

d'après version 1955 : une des plus belles cases de l'album
  Notre intrépide Tintin a permi de déjouer la terrible machination au risque de sa vie,  et les traîtres sont aux arrêts avant d'être jugés . Le Roi , plutôt falot jusqu'ici, est conforté dans son royaume et Tintin (et Milou bien sûr) reçoit les honneurs de tout un peuple dans la magnifique salle du trône pavoisée aux couleurs du pélican ...


 Personnellement , cet album fait partie de mes 5  préférés de la série et du point de vue de la science héraldique , le plus riche, bien sûr, sans conteste  ...



A bientôt pour de nouvelles aventures , je compte sur vous..


 images protégées : © Hergé/Moulinsart 2011 - © Moulinsart S.A  - © Hergé ou © Studios Hergé
ou © Casterman , ne pas reproduire à des fins commerciales.
 et crédits spécifiques sous les images concernées .



HD

7 commentaires:

  1. Super article ; passionnant pour la généalogiste tintinophile que je suis ! Merci !

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  2. Cher collègue,

    Très intéressant.

    Mais ce qui est encore plus formidable c'est:

    1) de voir un tintinophile rédiger une belle étude sans savoir (et donc sans avoir cherché) si son sujet n'avait pas été évoqué: or c'est le cas puisqu'il suffit d'aller sur "Les chroniques de Moulinsart" (et encore sur "manu en syldavie », datée du 21 septembre 2011; et encore sur le site "Objectif Lune") pour y lire une autre très intéressante (ma foi) étude sur le pélican et les croissants et qui en outre a le mérite de répondre en partie aux questions de l'article ci-dessus, notamment sur la présence des armes des vaincus dans celles des vainqueurs;

    2)de découvrir qu'à quelques semaines d'intervalle deux passionnés produisent une étude sur un sujet (tintin et l'héraldique) qui visiblement n'a jamais passionné les foules (sauf à répéter tout ce qu'on peut lire à l'envi sur le poisson figurant au-dessus du portail du château de Moulinsart); c'est le même hasard du calendrier qui a présidé à certaines découvertes scientifiques !

    J'attends la suite avec impatience puisque je pose moi-même des questions dans mon article.

    Thierry FOYARD

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  3. le webmaster : Herald Dick26 novembre 2011 à 11:13

    Merci pour vos sympathiques commentaires.
    Je privilégie l'exploitation de ma propre documentation , modeste je l'avoue concernant Tintin, par rapport à celle que j'ai sur l'Héraldique... et j'évite de "pomper" sur les autres blogs , car cela m'a été déja reproché.
    Si mes conclusions rejoignent celles de mes "confrères" , c'est que mon analyse n'est pas trop défaillante !
    Enfin , je tiens à clarifier mon objectif : ce n'est pas tant de trouver une explication scientifique à toute chose. L'idée pour moi est comme dans tous mes articles, de parler d'héraldique et la lier à l'actualité ou à un thême de mon choix , qui m'intéressent également pour en faire un cocktail multiculturel et sortir du petit cercle des spécialistes en armoiries. Et aussi de manier le second degré et l'ambiguïté comme pour ce dossier "Tintin".
    amitiés

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  4. C'est la Moladavie.

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  5. Tres intéressant! Bien présenté!
    Une petite note a propos de la photo du tombeau du roi de Boheme: en tcheque son nom est: Přemysl Otakar I., sur la photo il y a la forme déclinée - génitif: Otakara.

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